Zoo galerie présente
The Center and the Eyes
Une exposition de
Lili Reynaud Dewar
du 19 octobre au 19 novembre 2006
Le travail de Lili Reynaud Dewar est profondément érudit et, à l’occasion, délibérément trompeur. Pour cette exposition, elle nous invite à participer à une sorte de pièce de théâtre dans une pièce de théâtre, technique qui a notamment été rendue célèbre par Hamlet. C’est en tout cas cette pièce, nous dit-on, qui intrigua Borges, dont on sait qu’il avait développé une phobie des miroirs. Les œuvres présentées dans The center and the Eyes sont toutes placées de manière à créer des jeux de miroirs, présentant à l’intérieur ce qui se trouve à l’extérieur, et non plus l’inverse. L’artiste nous place ainsi à la fois dans le rôle de spectateur et de spectacle, suggérant que nous sommes tous les acteurs de ce qui ne semble plus réellement être une fiction, mais bien plutôt un ambitieux scénario possible.
De part et d’autre des colonnes qui divisent dans le sens de la longueur l’espace de la galerie en deux parties, Lili Reynaud Dewar met en scène des formes géométriques simples qui sont organisées en trois séries successives et placées de manière frontale. Elles sont également dédoublées, comme dans un jeu de miroir. De par leur manière faussement primitive et naïvement anthropomorphique, elles semblent figurer un masque africain profane. Ce visage est celui du griot, un terme qui désigne, en Afrique, un poète et un musicien ambulant, considéré comme dépositaire de la tradition orale.
Parallèlement à cette série de sculptures l’artiste présente des collages et des textes, et orchestre également les performances de deux acteurs, Jean-Marie Racon et Mary Knox, et celle d’un guitariste noise, Lionel Fernandez, qui intervient par interludes entre les courtes interventions des deux acteurs. Ceux ci récitent des textes qui forment une fiction rastafari rappelant que cette culture est basée sur la notion de différence et se revendique comme une « unité dans la diversité », une pensée notamment véhiculée à travers l’expression « I and I » que prononce la lectrice.. D’autres références se mêlent, notamment à travers les citations qui sont faites de John Cage, extraites de Silence et de diverses conférences. La présence de ces personnages au fond de la salle d’exposition, comme bloqués à l’intérieur du mobile (Stuck inside of Mobile) fait directement référence à la chanson de Bob Dylan qui inspira son nom au Groupe de Memphis qui, au début des années 1980 en Italie, privilégie le sens sur la forme et l’idéologie sur l’image. A l’image de ses membres, Lili Reynaud Dewar mélange les styles, les couleurs et les matériaux, comme diverses sensibilités et idéologies, afin de proposer un langage inhabituel qui refuse l’uniformisation produite par le système. A travers ses oeuvres, elle explore en effet les possibilités de « résistance » liée à l’excentricité, cette manière de penser, d’agir ou de parler qui s’éloigne du commun et des normes, et qui confère ainsi une position décentrée. Sont ainsi convoqués des symboles particulièrement évocateurs de la culture underground, qu’il s’agisse de la culture noire américaine, du mouvement rastafari, du vaudou, de la musique pop, de l’art conceptuel ou du design radical. Or le symbole, l’emblème, c’est l’unité de base de l’allégorie, que l’on qualifie volontiers de personnification d’une idée ou d’un sentiment. Craig Owens la définissait comme « une dépense de valeur ajoutée », « toujours excessive ». L’allégorie, pour l’artiste, est intéressante car elle se révèle être une possibilité structurelle inhérente à toute œuvre d’art qui « menace les fondations sur lesquelles l’esthétique est érigée ». Les multiples références, parfois contradictoires, qu’elle manipule participent de ce brouillage.
Lili Reynaud Dewar utilise l’allégorie comme procédé d’invention et la mythologie comme parcours initiatique. « Le mythe est toujours le récit d’une « création » : on rapporte comment quelque chose a été produit, a commencé à être. Le mythe ne parle que de ce qui est arrivé réellement, de ce qui s’est pleinement manifesté. Les personnages des mythes sont des Etres Surnaturels. […] c’est à la suite des interventions des Etres Surnaturels que l’homme est ce qu’il est aujourd’hui, un être mortel, sexué et culturel. » Le mythe raconte une histoire sacrée dont on nous dit qu’elle est performative pour celui qui appartient à la culture qui le crée, qui se déroule dans un temps hors de l’histoire. Sa fonction est de donner une signification au monde et à l’existence humaine. A travers ses sculptures ou ses textes, Lili Reynaud Dewar met en place des dispositifs surchargés de références culturelles « vivantes » qui se croisent, se complètent ou se contredisent, font sens ou contresens, mais qu’elle parvient à faire co-exister. En s’appropriant certains aspects de la culture africaine, rasta et vaudou, elle fait le choix de références aux antipodes d’une modernité froidement rationnelle, lisse et sérieuse. Elle relativise également, tout en renforçant sa signification, toute tentative d’identification. Parallèlement, elle met en évidence la fascination, tout à la fois attirance et répulsion, que suscite la sensibilité camp, cette « façon de voir le monde comme un phénomène esthétique » décrite par Susan Sontag comme « le sérieux mis en échec », qui pose le problème éthique de son désengagement. En multipliant les points de vue, Lili Reynaud Dewar ouvre de nouvelles perspectives sur les réalités contemporaines, pour laquelle elle compose des scénarios possibles. Usant à outrance de l’artifice et de la mise en scène, elle vise à réactiver une culture underground engagée, avec la volonté de mettre en avant des formes et des positions périphériques et valides. Elle occupe ainsi, sans aucun cynisme ni nostalgie, d’anciens espaces de subjectivités avec de nouvelles significations, et invente ce qui peut être appelé une politique performative de la multitude.
Florence Derieux