Camille Tsvetoukhine
Le Devenir Impertinent
Actes, artefacts, fabulations… Tout commence chez Camille Tsvetoukhine par l’écriture de fictions et de poèmes teintés d’humour, empruntant à l’univers des contes et des mythes, au cinéma et à la littérature aussi bien qu’à des anecdotes personnelles. En découlent des constellations d’objets, de lectures et des sculptures où se joue notre rapport au quotidien et à sa mise en récits, au croisement du réel et de l’imaginaire.
Poursuivant ses recherches sur l’articulation entre narration, performance et formes plastiques, « Le devenir impertinent » a pour origine une résidence de plusieurs mois à Embrun, au Centre d’art contemporain Les Capucins. Une résidence au cours de laquelle, loin de l’agitation urbaine, l’artiste a éprouvé le temps dans toute sa plasticité, à la fois suspendu et rythmé par le tintement des cloches de l’église locale. Une expérience traversée par des réminiscences de livres et de films dont les personnages, habités par leurs propres spectres, se souviennent de leurs amours et de leur jeunesse (Premier Amour de Samuel Beckett, Nouvelle Vague de Jean-Luc Godard, I never knew the time it was de David Antin), évoluant parmi des ruines ou des chantiers en construction (Le Mariage de Maria Braun de Fassbinder, Amarcord de Fellini). Autant de références reliées entre elles par les notions de temps et de mémoire, de métamorphose et de fragmentation. Elles jalonnent la fiction conçue par l’artiste dont le principal protagoniste ne porte pas par hasard le nom d’Ovide, célèbre auteur d’un ensemble de récits sur les métamorphoses des dieux de l’Olympe. Il est ici un horloger devenu ingénieur du son, ayant décidé de s’affranchir de l’emprise des montres pour se livrer aux plaisirs de l’ici et maintenant. Lue et performée par Camille Tsvetoukhine lors du vernissage, cette histoire porte la marque du devenir dans sa syntaxe même. En effet, celle-ci est découpée en cinq chapitres dont les intitulés sont sujets au changement : il s’agit de mots — « ambule », « ide », « mirer », « session », « construction », « mortem » – en attente de préfixes énoncés à l’oral par l’artiste – « pré », « ov », « ad », « ob », « dé », « post » – qui en modifient la signification. Une malléabilité que l’on retrouve dans le caractère morcelé et anthropomorphique des sculptures en céramique accrochées aux cimaises et posées au sol ; soit, notamment, une cuillère divisée en sept parties amovibles et dotée de bras au style cartoonesque ainsi qu’une main pointant du doigt trois lunes aux regards d’acier. Marqueurs de temps s’il en est, ces lunes, quoi que fissurées, sont relayées par le texte qui se déroule sur des diapositives projetées au mur, à savoir une mnémotechnique en neuf points s’apparentant à une tentative impossible de fixer des souvenirs. Il y est notamment question d’une image mentale que l’artiste aurait réussi à retenir, celle de sa grand-mère en train de cuisiner un poulet, dont l’une des cuisses, reconstituée en céramique, est présente dans l’exposition. Sujette à d’innombrables reconfigurations, la mémoire et les histoires dont elle est porteuse restent pourtant l’objet de récits eux-mêmes mouvants et variables, au gré de leurs transmissions écrites et orales. C’est ce que suggère Hand Hand Hands, un tableau composé de plusieurs châssis, tels les morceaux d’un puzzle dont l’image fragmentée est celle de deux mains se relayant une sorte de parchemin. « Le devenir impertinent » n’est peut être alors que l’insolente impermanence inscrite au cœur du temps et de la mémoire, ouverts à d’infinis réagencements.
Sarah Ihler–Meyer
PRE OV AD OB DE POST, Performance de Camille Tsvetoukhine, Zoo Galerie © Philippe Piron
Vues d’exposition et détail d’oeuvres © Philippe Piron