Jean-Christophe Norman, Mundo diffuso
Exposition du 15 juin au 27 juillet
Il serait un peu déplacé de parler de travail pour qualifier la pratique de Jean-Christophe Norman : ce qui peut déjà apparaître comme un abus de langage pour la plupart de ses congénères se révèle dans le cas de ce dernier parfaitement inapproprié. Jean-Christophe Norman ne construit rien ou presque de tangible, rajoute peu d’objets au monde, n’étant pas spécialement animé par une âme de « producteur » et quand productions il y a, elles sont pour la plupart évanescentes ou de l’ordre du surplus, du rajout : recouvrements, traces, corrections, gommages… Pour le principal, sa pratique consiste plus à se déplacer, de villes en villes, de livres en livres, colportant de par le monde une vieille idée, toujours d’actualité, la littérature, et la meilleure manière de la faire disparaître/renaître.
S’il ne produit pas beaucoup d’objets donc, ce qui semble assez incongru à une époque où l’on a tendance à mesurer la valeur d’un artiste à sa capacité à réaliser des objets diffusables et commercialisables, cela ne l’empêche pas de proposer d’autres choses, des déplacements notamment, à l’intérieur du langage, de la littérature, de la poésie. Norman n’est pas pour autant un artiste conceptuel ou post conceptuel dans la mesure où ce que l’on entend couramment par art conceptuel consiste en un art immatériel, désincarné : bien au contraire, Norman est un producteur de formes, même s’il se contente de reprendre ou de rectifier certains objets comme des cartes ou des livres1. Son art est parfaitement incarné et passe par une intense activité corporelle qui se traduit par de longues sessions d’écriture à même le sol ou bien par des marathons de marche comme ceux qu’il a réalisés avec ses complices Laurent Tixador ou Neal Beggs pendant une semaine non stop2.
Si conceptuel il est, c’est plutôt à travers son intérêt pour le langage et la littérature, renouvelant le théorème de Mallarmé suivant lequel tout se résout un moment donné sous une forme littéraire (« le monde est fait pour aboutir à un beau livre »), y compris peut-être dans l’art contemporain ? À moins que ce ne soit l’inverse que cherche à réaliser Jean-Christophe Norman : selon son point de vue les grandes œuvres littéraires sont destinées à recouvrer un moment donné une forme artistique, qu’elle soit plus ou moins éphémère, à l’instar de son Ulysse qu’il déploie sur les trottoirs des grandes villes, réécrivant le roman de Joyce sous la forme d’un long filet de craie condamné à ne rester visible que le temps de sa disparition programmée 3, ou bien sous une forme plus durable d’image panoramique, comme celle encore présente au Mac Val4, ou transformant littéralement et métaphoriquement l’œuvre littéraire qu’il a réalisée à Phnom Penh, Grand Mekong Hotel en une fresque monumentale: Lionel Ruffel dans le texte qu’il consacre à l’artiste dans le catalogue à paraître le 14 juin 2019, déclare retrouver les gestes premiers de l’écriture dans la pratique de Norman, une rencontre immémoriale entre le vécu, la trace et le feu.5
A Zoo galerie, Jean-Christophe Norman présentera un ensemble d’œuvres qui semble témoigner a priori d’une approche superficielle du monde et de l’art : ainsi de ses cartographies qui donnent leur titre à l’exposition, Mundo diffuso, planisphères où les frontières ont été gommées, faisant apparaître des abstractions inattendues tandis qu’elles délivrent des messages foncièrement politiques, de ses recouvrements de graphite qui contredisent la reproductibilité technique des œuvres et la perte de leur aura6,de sa collection de journaux du monde entier qui renvoie à la multiplication de ses voyages (Mexique, Japon, Irak, Cambodge, Argentine…), également recouverts de façon à brouiller les pistes de l’information, de ses vidéosqui documentent la furtive traversée d’une ville, mais aussi de ses peintures, oui, de « vraies » peintures à l’huile et à l’encaustique sur toile, qui sont pour l’artiste autant de portraits des villes qu’il a traversées et qui pour lui correspondent à la meilleure façon de retranscrire l’impression qu’il en a gardée : dans chacune de ses interventions, l’art de Norman qui semble de prime abord volatil et léger, se révèle aussi profond que bien des travaux surchargés de messages et lestés de tout le poids de leur apparente gravité.
Patrice Joly
1 voir notamment la série des livres recouverts de graphite ou Mundo diffuso qui donne son titre à l’exposition et qui consiste en un diptyque de cartes où les contours des frontières sont effacées pour l’une et recouvertes de graphite pour l’autre, le graphite étant une matière de prédilection de Jean-Christophe Norman.
2 « Les trois huit », performance de marche avec Laurent Tixador et Neal Beggs, Besançon Frac Franche-Comté, 2011.
3 Où elle risque de croiser lors d’une traversée de la ville, une autre ligne, verte celle-ci, qui guide les passants d’une « attraction » à l’autre lors du Voyage à Nantes, mais la ligne de Norman ne restera que le temps d’être piétinée par les passants ou vaporisée par le célèbre crachin nantais…
4 Terre à terre, production in situ pour le musée de Vitry-sur-Seine, la fresque est visible au Mac Val depuis le mois de mai 2017.
5 « Je suis presque certain désormais que c’est le scénario que j’ai vu dans l’exposition de Jean-Christophe Norman au Mac Val : un scénario anthropologique sur l’histoire de l’humanité littéraire, cette humanité qui trace des lignes et forme des nœuds, alors qu’elle se confronte à sa possible extinction.
Qu’est-ce qui la constitue ? Probablement et tout simplement un ensemble de gestes et un souffle. Les hommes tracent des lignes, c’est entendu, et ce que ces lignes ont produit dans notre histoire, particulièrement lorsqu’elles ont été encodées dans un objet, le livre et une pratique, l’écrit c’est une immense accélération, une propulsion, une incandescence : le feu partout.» Lionel Ruffel, Histoires de l’écriture, in Mundo diffuso, p.26, Zéro2 éditions et Galerie C. Sortie juin 2019.
6 Norman a notamment recouvert intégralement une édition de L’œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique, le célèbre essai de Benjamin, lui redonnant, en pure opposition avec la thèse du philosophe, une nouvelle aura.
Plus d’informations :
Feuille de salle de l’exposition
Vues d’exposition et détail d’œuvres – Photo : Philippe Piron
EN VENTE À LA ZOO GALERIE
Mundo diffuso
Jean-Christophe Norman
Publié à l’occasion des expositions de Jean-Christophe Norman à Zoo galerie et au Musée Picasso de Paris.
Zéro2 éditions / Galerie C, Neuchâtel.
Distribution : Les Presses du Réel
Textes de Thierry Davila, Lionel Ruffel, Elena Vogman & Malte Fabian Rauch, Camille Paulhan, Jean Dupuy, Laurent Lebon.
Conception graphique : Aurore Chassé.
paru en juin 2019
édition bilingue (français / anglais)
16,5 x 24 cm (relié)
192 pages (96 ill. coul.)
20.00 €
ISBN : 978-2-916998-10-7
EAN : 9782916998107
Pour commander le catalogue : Les Presses du Réel