Tiphaine Calmettes
Dans la basse lueur humide
Exposition du 07 avril au 11 mai
C’est à une bien étrange cérémonie culinaire que furent conviés les invités de la galerie Arnaud Deschin lors du dîner organisé pendant la première exposition personnelle de Tiphaine Calmettes sur du mobilier en béton recouvert de lichen que cette dernière avait spécialement créé pour l’occasion : au menu de drôles de mets, à la consonance pour le moins inhabituelle et qui renvoyaient à une forte propension de l’artiste à utiliser des végétaux « sauvages » pour réaliser des plats aussi vegan dans leur constitution que poétiques dans leur sonorité, tels qu’humus d’automne ou éclats de noisettes torréfiées cuits en croûte de sel1. Ce « repas performé », au cours duquel les invités se sustentaient pendant que l’artiste lisait des textes choisis d’auteurs contemporains (W. G. Sebald, Muriel Pic, George Oxley), recelait nombre des fondamentaux d’une pratique qui revendique aussi bien la redécouverte d’une biodiversité locale — célébrant au passage les vertus écologiques des circuits courts — que la mise en lumière de la persistance des liens entre la nature et la ville. Comme le souligne Alain Berland2, Tiphaine Calmettes cite plus volontiers Mike Davis que le documentaire de Mélanie Laurent et Cyril Dion, Demain, où sont mises en lumière les conséquences désastreuses pour le climat d’un acheminement des denrées d’un bout à l’autre de la planète. Dans son ouvrage culte Dead City, l’essayiste californien rappelle que, d’après les chercheurs de la célèbre revue New Scientist, les herbes parviendraient à conquérir en moins de cinq ans les espaces ouverts et les artères de la ville de Londres si les humains n’y étaient plus présents. Pour l’artiste, « cela rejoint une réflexion sur l’autonomie alimentaire en ville, les friches cultivables et la nécessité pour l’industrie alimentaire de bannir ces herbes rudérales qui ressurgissent toujours en périodes de crise. »
Si les préoccupations écologistes semblent de prime abord informer le travail de Tiphaine Calmettes, ce n’est pas tant dans une visée moralisatrice qu’à travers de profondes préoccupations esthétiques et sensibles, l’artiste s’ingéniant plutôt à réévaluer les rapports qui existent entre l’architecture et la nature, l’homme et son environnement : son intérêt pour la ruine, par exemple, n’étant pas à considérer sous l’angle d’un romantisme tardif mais plutôt à la lueur de considérations liées à l’entropie, dans l’idée d’une nature susceptible de reconquérir ses espaces via l’action de ces fameuses plantes rudérales. S’appuyant sur une réflexion tout azimut qui va de l’anthropologie à la sociologie, en passant par l’ésotérisme et la pensée magique, l’artiste revisite ainsi des registres esthétiques qui vont des grottes rustiques au parc des Buttes-Chaumont où le mimétisme se fait par un enchevêtrement du sculptural et du végétal. Dans la lignée de Bernard Palissy, grand initiateur d’un rapprochement fusionnel entre le vivant et l’inerte, Tiphaine Calmettes renoue avec des enjeux artistiques enfouis à la faveur d’un paradigme émergent, celui de l’anthropocène, où la place du non humain se voit scrutée avec un nouveau regard.
Les pièces présentées à Zoo galerie sont à considérer dans cet entre-deux propice à la rencontre entre la froideur du béton, synonyme de stérilité, et les végétaux sauvages, qui s’accommodent fort bien de cette rudesse. Le « mur végétal » qu’a installé Tiphaine Calmettes dans la galerie et qui sera constamment humidifié par une « fontaine » est constitué de plaques de béton dont les reliefs consistent en le moulage d’empreintes de plantes, d’animaux, de partie de corps. L’artiste a également inséré des mousses et des lichens dans les anfractuosités du béton. Destinée à être lentement recouverte par ces dernières, bien au-delà du temps de l’exposition, cette paroi créera de fait un dialogue évolutif entre la fixité du béton et l’exubérance du végétal.
Les monolithes que l’artiste a spécialement réalisés pour sa première exposition personnelle à Zoo galerie participent de cette volonté de réanimer l’inerte : les menhirs de Tiphaine Calmettes renvoient à la pierre anthropomorphique de Pleumeur-Bodou4 ainsi qu’à une image de Claude Cahun dans laquelle les bras de cette dernière semblent littéralement jaillir de la roche. Au-delà de l’hommage à la surréaliste nantaise et de la référence aux investissements cultuels successifs — la « pierre dressée » ayant été christianisée au XVIIe siècle après avoir été vraisemblablement érigée au néolithique dans une destination rituelle — ce sont tous les rapports et les projections entre le vivant et l’inerte — animisme et totémisme ressurgissant opportunément au temps du christianisme « moderne » — qui sont convoqués : la pratique de Tiphaine Calmettes cherche à redonner corps à des pratiques et à des pensées qui réenchantent notre rapport à la nature.
Tout au long de l’exposition, des figurines d’encens brûleront au fur et à mesure de leur activation par les spectateurs ou les médiateurs, au son de la musique d’Antoine Mermet, compositeur de l’album Bouche amplifiée, en ce qu’ilnomme une « rumeur sonore », faisant écho à la proposition de la plasticienne par un « paysage sonore caverneux et bucal. »
Enfin, le jour du vernissage, Tiphaine Calmettes réalisera une performance au cours de laquelle les spectateurs seront conviés à consommer une pièce réalisée pour l’exposition et qui consiste en un « paysage consommable », fusionnant de fait les dimensions esthétiques et rituelles de son art jusqu’à en faire un produit comestible et métabolisable par le corps des spectateurs se référant à la pensée d’Emmanuele Coccia qui, dans sa conférence Alimentation, réincarnation, politique5, interrogeait la nécessité pour les espèces de se consommer mutuellement afin de produire un monde : « Aucune espèce ne peut se limiter à habiter son propre corps. Elle est obligée de rentrer dans la maison charnelle de l’autre, d’occuper, d’intégrer la maison de l’autre. Devenir le corps de l’autre, devenir la chair des autres espèces. »
Patrice Joly
1 Performance au cours de l’exposition à la galerie Arnaud Deschin, Les mains baladeuses, 14.09—28.10 2017
2 Alain Berland, « Tiphaine Calmettes », artpress n°452, p. 49 et sq.
3 Pedro Morais, « Les herbes folles de Tiphaine Calmettes », le Quotidien de l’art, 3 novembre 2017
4 Le menhir de Saint-Uzec (en breton : Kalvar Sant-Uzeg) est un menhir situé sur la commune de Pleumeur-Bodou près de la chapelle Saint-Uzec en direction de l’Ile-Grande.
5 Conférence au Centre Pompidou, 4 avril 2018.
Plus d’informations :
Feuille de salle de l’exposition
« Les métamorphoses », Performance de Tiphaine Calmettes, 06 avril 2019, Zoo Galerie, Photo : Philippe Piron
Vues d’exposition et détail d’œuvres – Photo : Philippe Piron